25/01/2017
Raymond Queneau, Évolution (L'Instant fatal)
Évolution
L’espèce eut ses grands orteils
les ancêtres ont donc raison
ils font les monts et les merveilles
dans leur vieux temps ils font les cons
leur vieux temps où déjà bien jeunes
ils procréaient à queue-veux-tu
les rejetons les épigones
les disciples les trous du cul
les fils les filles et les mioches
la marmaille drette ou bancroche
l’averse des avortons
la multiplicité des gones
la prolixité sans borne des chiards
leurs héritiers leurs successards
c’était au temps où notre espèce
ne se voilait pas encore la face.
Raymond Queneau, L’instant fatal, dans
Œuvres complètes, I, Pléiade / Gallimard,
1989, p. 116.
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18/10/2016
Raymond Queneau, Le chien à la mandoline
Pour un art poétique (suite)
Prenez un mot prenez-en deux
faites–les cuir’ comme des œufs
prenez un petit bout de sens
puis un grand morceau d’innocence
faites chauffer à petit feu
au petit feu de la technique
versez la sauce énigmatique
saupoudrez de quelques étoiles
poivrez et puis mettez les voiles
où voulez-vous en venir ?
À écrire
Vraiment ? à écrire ?
Raymond Queneau, Le chien à la mandoline,
Gallimard, 1965, p. 65.
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31/08/2016
Raymond Queneau, Fendre les flots
La sirène éliminable
Je ne sais qui chantonne à l’ombre du balcon
c’est un chant de sirène ou bien de vieux croûton
il faudra que j’y aille afin de voir si je
me suis trompé ou bien si j’ai mis dans le mille
si c’est un vieux croûton je le pousse du pied
doucement dans le ruisseau pour qu’il vogue et qu’il
aille vers la mer où il sera libéré
des balais éboueux des tracas de la ville
si c’est une sirène alors serai surpris
je lui dirai madame un tel chant m’exaspère
vous avez une voix qui ne me charme guère
elle me répond : monsieur j’ai eu un prix
au conservatoire autrefois dans ma jeunesse
donnez au moins l’aumône au titre de noblesse
Raymond Queneau, Fendre les flots, Gallimard,
1969, p. 98.
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29/08/2016
Raymond Queneau, Battre la campagne
Le repos du berger
Y a-t-il un obstacle
à la poursuite du vent ?
Y a-t-il obstruction
à ce que volent les mots ?
Y aura-t-il empêchements
à la pose des inscriptions ?
le vieillard berger sonore
hurle et crie dans la vallée
que l’écho redise encore
les injures ondulées
en a-t-il donc à la pierre ?
aux arbres ? aux rus ? aux serpents ?
aux sucs de la bonne terre ?
aux herbes tout envahissant
mais ce ne sont plus des injures
car le vent en les emportant
les sasse et les voilà pures
les phonèmes du dément
les mots caressent donc la pierre
les arbres les rus les serpents
les sucs de la bonne terre
les herbes tout envahissant
et le berger devenu sourd
à sa propre injustice
s’étend pour enfin dormir
dans le silence enfin complice
Raymond Queneau, Battre la campagne,
Gallimard, 1965, p . 140-141.
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27/01/2016
Raymond Queneau, Fendre les flots
Bois flottés
Pour, auprès des eaux
stagnantes mais un peu soulevées
tendues par les marées,
ne pas briser les
branches au-dessus des canaux
assimilés il faut découvrir
lucidement quelque gravure
xylographie éventuelle
ordonner les traits du hasard
dominer les coupures
abraser après l’érosion
chercher enfin la forme éprouvée
objet abandonné à lui-même
statuette sans autre raison d’être que d’être
Raymond Queneau, Fendre les flots,
Gallimard, 1969, p. 54.
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26/01/2016
Raymond Queneau, Battre la campagne
L’instruction laïque et obligatoire
Le semeur qui semait se trouve pris d’angoisse
car le soleil se tient bien haut sur l’horizon
de longues heures à sillonner les sillons
avant que cette étoile à l’ouest ne disparaisse
Le semeur qui semait se trouve pris d’angoisse
ll s’arrête et se dit à quoi bon à quoi bon
j’aurais bien mieux fait de me casser le citron
pourquoi donc fallut-il que point ne m’instruisisse
Le semeur qui se meurt se trouve pris d’angoisse
il n’a plus de temps pour avoir de l’instruction
et savoir s’il eut raison de dire à quoi bon
Le semeur qui se meurt redevient philosophe
il reprend son chemin à travers les sillons
en distribuant son grain pour une autre moisson
Raymond Queneau, Battre la campagne, Gallimard,
1968, p. 173.
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25/01/2016
Raymond Queneau, Courir les rues
Changement de régime
Entre haricots verts et pomm’frites
ah qu’il hésite ah qu’il hésite
il préfèrerait du boudin
non ! non ! gronde son médecin
les restaurateurs attristés
par les soucis d’obésité
regrettent les gouttes anciennes
les gouttes du temps de Carême
ou du grand roi Louis le Quatorzième
ou celles des films de Charles Chaplin
tarte à la crème tarte à la crème
Kléber Colombes guide Michelin
dans les romans naturalistes
on voyait des messieurs très tristes
se ravager leur estomac
en consommant chaque jour les plats
d’un bouillon éclairé au gaz
les moralistes actuels
ne veulent pas avoir pitié
de ceux qui s’obstinent à manger
Raymond Queneau, Courir les rues,
Gallimard, 1967, p. 77.
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26/11/2015
Raymond Queneau, Une trouille verte, dans Contes et propos
Depuis mon plus jeune âge, j’ai toujours redouté ce qui pourrait me causer quelque ennui, aussi ai-je eu peur successivement de Croquemitaine, des figures de cire des Musées Dupuytren, des places trop fréquentées par les véhicules, des voyous, des pots de fleurs qui tombent sur la tête, des échelles, de la chaude-pisse, de la vérole, de la Gestapo, des V2. La paix n’a bien sûr, en aucune façon, calmé ces alarmes : ainsi, l’autre soir, je mange de la purée de marrons et je me mets à rêver que je suis dans une djip et que le conducteur ne parvient pas à éviter une épaisse colonne, je la vois venir, je me dis qu’on rentre dedans, ça y est, on est rentré dedans, tout noircit ; dans le noir, je me dis : je suis mort, je me dis : c’est comme ça quand on est mort, et puis je me réveille, l’estomac gros et le cœur battant. J’allume, je regarde la montre, il est deux heures, deux heures du matin, bien tôt encore, et je me lève pour aller pisser. Comme je ne pratique pas le pot de chambre, il faut que je me rende aux vécés. Il y a un long couloir. Je le traverse en disant : si ceci, si cela. J’arrive à me faire peur et je pénètre dans les chiottes bien heureux de pouvoir fermer la porte derrière moi, pour couper court, et se sentir chez soi, et non seulement fermer la porte, mais aussi tourner le verrou.
Je pisse.
Je tire sur la chasse d’eau.
Quand l’hygiénique glouglou se fut tu, je perçus dans le couloir la présence de néants, sans ambiance d’existence, ce qui me fit chaud dans les dents, froid sous les ongles, horripilation générale. Une frousse abjecte s’empara de mon âme et, prenant ma tête à deux mains, je m’assis sur le siège des vatères en gémissant sur mon sort immonde.
[...]
Raymond Queneau, Une trouille verte, dans Contes et propos, Gallimard, 1981, p. 157-158.
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15/09/2015
Raymond Queneau, Le Chien à la mandoline
L’existence tout de même quel problème
J’en ai assez de vivre et non moins de mourir
Que puis-je faire alors ? sinon mourir ou vivre
Mais l’un n’est pas assez et l’autre c’est moisir
Aussi me peut-on voir errer plus ou moins ivre
C’est un fait je pourrais écrire un bien beau livre
Où je saurais bêler en me voyant périr
Mais cette activité nullement ne délivre
De faire de la mort l’objet de son désir
Les arbres qui marchaient n’inclinaient point leur tête
Les collines courant s’apprêtaient à la fête
De son haut le soleil semait dru ses rayons
La nature en ses plis absorbait ses victimes
L’absurde coq chantait ses prouesses minimes
Et je cherchais la rime en rongeant des crayons
Raymond Queneau, Le Chien à la mandoline, dans Œuvres complètes, I, Pléiade / Gallimard, 1989, p. 322.
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14/09/2015
Raymond Queneau, L'instant fatal, II
Quelqu’un
Quand la chèvre sourit
quand l’arbre tombe
quand le crabe pince
quand l’herbe est sonore
plus d’une maison
plus d’une coquille
plus d’une caverne
plus d’un édredon
entendent là-bas
entendent tout près
entendent très peu
entendent très bien
quelqu’un qui passe et qui pourrait bien être
et qui pourrait bien être quelqu’un
Pins, pins et sapins
Le ciel la mer saline et les rochers plein d’eau
le cœur de l’anémone auprès des pins têtus
la marche auprès du ciel la marche auprès de l’eau
et la course assoiffée auprès des pins têtus
herbes mousses lichens et toutes les bestioles
le regard s’est perdu sous les sapins têtus
le regard qui s’égare après tant de bestioles
les peuples effarés sous les sapins têtus
le ciel la mer saline où sabre le soleil
tranche la tête plane aux sapins éperdus
se cabrant dans le ciel et se cabrant dans l’eau
tandis qu’une bestiole à l’ombre d’un lichen
cerne de son trajet le bois des pins têtus
sans qu’un regard disperse une route inutile
Raymond Queneau, L’instant fatal, II, dans Œuvres complètes, I, édition Claude Debon, Pléiade / Gallimard, 1989, p. 96-97.
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05/07/2015
Raymond Queneau, Le chien à la mandoline
Voilà que j’assiste à un grand dîner officiel
Après vous Après moi L’échange volatile
De ces mots survolant le côtes de rastron
Me semble en vérité de plus en plus futile
Depuis que j’ai gâté de sauce mon plastron
Pour aller au banquet des rois du mirliton
Je m’étais habillé non sans un certain style
On mangea de l’orange avec du caneton
Et des petits gâteaux de chez Lefèvre-Utile
Les yeux écarquillés je somnolais pantois
Il y eut un discours puis deux puis trois
Et moi-même admirant ma conduite exemplaire
Mais en baissant les yeux épouvanté je vois
La tache que j’avais plaquée avec mes doigts
Sur ma chemise blanche effort vestimentaire
Raymond Queneau, Le chien à la mandoline, Gallimard,
1965, p. 179-180.
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17/04/2015
Raymond Queneau, Fendre les flots
Quel est ton nom ?
Quel est ton nom ?
— Mon nom est naufrage
mon nom découpe l’horizon
seul, seul un mât surnage
survivrai-je à cet orphéon ?
L’ouragan étend ses trompettes
la mer multiplie ses trempettes
survivrai-je à ce rigodon ?
tout se tait puis tout se calme
la constance me tend sa palme
merci ! encore un effort
pour trouver quelque dictame
dans la perspective d’un port
Un chemin d’eau
Mon avenir est-il sur l’eau
souventes fois me le demande
Où est-il le temps des limandes
où nageant comme un serpentin
je traçais à travers les ondes
mon petit tout petit chemin
mais le crauleur s’est assagi
en restant sur la terre ferme
marcher sur l’eau est difficile
prendre le bateau bien banal
l’Océan dans mon esprit
engendre ici ces poésies
Je marche le long du canal
en regardant les chalands lents
poursuivre leur chemin fatal
vers le port de débarquement
Raymond Queneau, Fendre les flots,
Gallimard, 1969, p. 57 et 170.
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07/01/2015
Raymond Queneau, Le Chien à la mandoline, “Sonnets”
Qui cause ? Qui dose ? Qui ose ?
Si j'osais je dirais ce que je n'ose dire
Mais non je n'ose pas je ne suis pas osé
Dire n'est pas mon fort et fors que de le dire
Je cacherai toujours ce que je n'oserai
Oser ce n'est pas rien ce n'est pas peu de dire
Mais rien ce n'est pas peu et peu se réduirait
À ce rien si osé que je n'ose produire
Et que ne cacherait un qui le produirait
Mais ce n'est pas tout ça. Au boulot si je l'ose
Mais comment oserai-je une si courte pause
Séparant le tercet d'avecque le quatrain
D'ailleurs je dois l'avouer je ne sais pas qui cause
Je ne sais pas qui parle et je ne sais qui ose
À l'infini poème apporter une fin
Raymond Queneau, Le Chien à la mandoline, “Sonnets”,
in Œuvres complètes, Gallimard, 1989, p. 301-302.
Près de la Dordogne
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17/11/2014
Raymond Queneau, Texticules, dans Contes et propos
Dans la lettre
L'abri, c'est magistral à l'intérieur d'un a, par exemple, d'un o, d'un i — intérieur mince, bien sûr, que celui de l'i, mais combien certain, tiède même, gemütlich. Avec ça bien sûr, on ne va pas loin sur le chemin de la renommée. Bien plutôt, on va lentement. Oh, combien d'écrivains et combien d'écrivaines
qui sont partis joyeux pour des courses lointaines
à l'intérieur d'un i se sont ensevelis.
Si l'on est désinvolte on peut choisir autre chose : l'aleph, l'oméga, le sampi.
Ah petit troupeau, petit troupeau, que tu nous fais souffrir.
Paralogies
Que s'apprête un peu, loin de, le ce qu'il faut dire alors les échos qu'aux cocoricos d'une longue carte infuse mais dérisoire les limites répondent, répondent. C'est minuit. Certains écrivent, certains rêvent. L'encre coule entre les doigts de la lune en ses carrosses d'algèbres. À côté de, presque, environ, l'étage est annoncé par le carillon flagrant d'une thune. Il est toujours midi. L'heure n'a pas changé depuis le silurien. À peine a-t-elle changé. À peine : juste de quoi ne plus devenir troglodyte.
Le papier blanc laissé sur la table bat des ailes et prend son vol adéquat, idoine, certain.
Raymond Queneau, Texticules, dans Contes et propos, Gallimard, 1981, p. 209-210 et 214.
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07/06/2014
Raymond Queneau, Fendre les flots
L'ouïe fine
Les poissons parlent quel charivari
on ouvre les ouïes pour entendre
leurs discours océaniens
on n'entend rien
il faut avoir l'oreille maritime
pour percevoir ce que ces vertébrés expriment
sinon l'on n'entend rien
que le cri des mouettes
la sirène d'un navire le ressac
et les galets roulés
L'air de la mer
Quel être jette ainsi son haleine fétide
on croyait respirer voilà que cette odeur
s'enfle emplissant l'azur de son gaz homicide
répandant en tout lieu son immense puanteur
Quel monde peut ainsi congestionner les plaines
sur la terre et dans l'eau déversant son venin
éteignoir des parfums massacrant la verveine
la rose l'origan l'encens et le benjoin
Lorsque l'on aperçoit ces ombres méphitiques
qui viennent menacer l'air pur atmosphérique
que faire sinon fuir vers les larges lointains
et marcher d'un bon pas vers les rives humides
où les sels bienfaiteurs d'abord un peu timides
finissent par briser le monde du purin
Raymond Queneau, Fendre les flots, Gallimard, 1969,
p. 49, 94.
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